Réfutation de l’induction probabiliste et corroboration :

 les arguments de Bunge et Popper

 

 

On sait qu’un des principaux arguments des inductivistes consiste à affirmer comme une évidence que certaines théories, ou plus simplement certaines prédictions ou rétrodictions sont plus « probables » que d’autres ; et que, par conséquent, si une procédure inductive ne peut certes mener à la certitude de la vérité d’une théorie donnée, celle-ci peut éventuellement être considérée comme plus probable, au sens des lois du calcul des probabilités.

Il peut sembler assez étrange que d’éminents philosophes des sciences (par exemple Reichenbach) n’aient pas perçu qu’il existe ici une confusion entre deux sens du mot « probable » : 1) au sens trivial de « vraisemblable » ; 2) au sens des lois du calcul des probabilités. En fait, cette distinction n’était certainement pas ignorée, mais l’objectif des inductivistes était précisément de montrer que l’on pouvait, pour ce qui concerne les théories scientifiques, et donc les propositions, passer du premier sens au second, et donc donner un sens rigoureux au concept subjectif de « vraisemblance ».

Mario Bunge donne une démonstration très simple de l’inadéquation du concept de probabilité aux propositions[1] : si l’on a par hypothèse p=>q et que q est vrai, alors :

 

          

 

Or q pourrait être vraie en vertu d’autre chose que p : on a donc affaire à un cas typique de sophisme par affirmation du conséquent.

Dans le cas d’une proposition consistant en un compte-rendu d’expérience ou d’observation, si l’on devait adopter un point de vue basé sur l’induction probabiliste, la probabilité de la proposition considérée serait soit zéro soit 1 après l’observation, alors qu’avant l’observation elle pourrait prendre une certaine valeur entre zéro et un, valeur qu’une théorie de l’induction probabiliste serait censée pouvoir calculer. La probabilité d’une proposition serait donc variable dans le temps, et ne dépendrait pas d’une réalité objective, mais du degré d'ignorance d'un observateur particulier à un moment donné. La confusion serait à son comble si l’on considérait deux observateurs vérifiant le résultat d’un expérience à deux moments différents : si l’induction probabiliste était valide, la probabilité de la proposition serait, au même moment, calculable et comprise entre zéro et un pour l’observateur qui n’a pas encore regardé le résultat, et soit zéro soit un pour l’autre. A noter que si l’induction probabiliste n’est pas valide, mais que l’on admet toutefois qu’une proposition a une probabilité, celle-ci est indéterminée avant l’observation, et déterminée après, mais alors toujours égale à zéro ou un. Autrement dit, ce n’est pas seulement l’idée que la probabilité d’une proposition serait calculable qui est fausse, mais plus fondamentalement l’idée qu’une telle probabilité existe.

Les arguments que Popper invoque dans le chapitre X de la LDS afin de montrer l’inadéquation du concept de probabilité d’une proposition permettent de vérifier également que l’on ne peut interpréter la notion de probabilité d’énoncés dans un cadre fréquentiste[2]. Si l’on devait interpréter une hypothèse comme une séquence d’énoncés, et si un énoncé sur deux contredisait l’hypothèse, celle-ci aurait une probabilité ½ : « conclusion fatale », selon les termes de Popper. Et si, compte tenu du caractère généralement contrefactuel des énoncés impliqués par une théorie, on devait tenir compte de tous les tests possibles, passés, présents, futurs, effectivement réalisés ou non, la probabilité d’une hypothèse serait toujours nulle.

 

            Reprenons maintenant la critique que fait Bunge de la théorie probabiliste de la vérité. Il s’attaque ensuite à la thèse, attribuée à Popper, d’après laquelle on pourrait identifier la vraisemblance d’une proposition à son improbabilité[3] :

 

                                                      

 

ce qui conduirait au résultat paradoxal, d’après lequel une proposition serait certaine si son degré de vraisemblance était nul.

            Lorsqu’il attribue cette conception de la vraisemblance à Popper, Bunge semble se référer à une étape du raisonnement devant mener au concept de corroboration. Cette étape est d’abord mentionnée dans la LDS, dans une note en bas de page. Popper explique qu’il a hésité, pour définir le degré de corroboration d’une théorie, entre « C(g) = 1-P(g) qui rendrait le degré auquel une hypothèse peut être corroborée égale à son contenu et une définition de C(g) par 1/P(g), ou P(g) est la probabilité logique absolue de »[4] (souligné par l’auteur). Dans l’appendice IX de la LDS, Popper expose le concept finalisé de corroboration[5] (on en trouve d’autres développements dans le premier volume du post-scriptum[6]).     

Popper cherche ici un moyen d’exprimer le fait qu’une théorie dont on s’arrange pour qu’elle soit compatible à peu près avec tout, si elle est certes très difficile à invalider par l’expérience, ne peut pas nous dire grand chose sur le monde : « la probabilité logique d’un énoncé est complémentaire de son degré de falsifiabilité : elle croît lorsque le degré de falsifiabilité s’abaisse. La probabilité logique 1 correspond au degré de falsifiabilité 0 et inversement »[7].

En fait, ce qu’il y a dans l’expression C(g), ce n’est tout simplement pas la vraisemblance d’une proposition, mais son contenu logique : « Je considère ici que le contenu logique de a sachant b est le complémentaire de la probabilité de a sachant b ; c’est-à-dire que Ct(a,b) = 1 – p(a|b). »[8] Autrement dit, on apporte des informations d’autant plus importantes sur le monde que ce que l’on dit pourra sembler moins probable dans le contexte des connaissances. Mais la probabilité dont il est question est la probabilité logique qui, si elle peut donner lieu à une évaluation comprise entre 0 et 1, 1°) n’obéit pas aux lois du calcul des probabilités, et 2°) ne peut donner lieu à une mesure réelle : c’est une grandeur idéalisée, comme le sera la corroboration.

A la limite, on pourrait dire que non seulement le « contenu » dont il est question n’est pas un degré de vraisemblance, mais ressemble plutôt à un degré d’invraisemblance par rapport aux connaissances antérieures. L’objection de Bunge est donc la conséquence d’une quasi inversion de sens, en tout cas d’une inversion dans l’interprétation des objectifs que s’était assigné Popper dans la définition du contenu logique d’une proposition. Celui-ci n’exprime pas non plus un « degré de vérité », mais doit rendre compte du risque pris par une théorie nouvelle dans la description du monde ; ce qui signifie qu’une proposition ayant un fort contenu logique a « probablement plus de chances » d’être invalidée que corroborée.

Ce n’est qu’après que Bunge aborde explicitement la notion de « contenu d’une proposition », qu’il attribue non à Popper mais à Carnap et Bar Hillel (je n’ai pas fait de recherche historique pour savoir à qui il serait légitime d’en accorder la paternité), sous la forme correcte : Cont(p) = 1 – Pr(p)[9], et formule l’objection d’après laquelle, si la proposition p était une contradiction, alors on aboutirait au résultat paradoxal Cont(p) = 1. Mais si une proposition est une contradiction, elle n’a pas de contenu logique ; cette contradiction (je veux dire : dans la démonstration) constitue une preuve par l’absurde du fait que le domaine de définition de cette notion de contenu doit exclure le cas d’une contradiction pp. En fait, le domaine de définition des propositions p considérées est l’intervalle ouvert compris entre la tautologie et la contradiction.

A ce niveau de la discussion, il devient plus facile de voir ce que signifie le concept de contenu, et comment on devra définir ensuite celui de corroboration. On peut reprendre l’exemple archi-connu (mais qui peut donner lieu parfois à des interprétations erronées) de la découverte de Neptune à partir des perturbations de l’orbite d’Uranus. Dans un premier temps, on pouvait considérer que l’observation de l’orbite d’Uranus invalidait la théorie newtonienne. Mais si cette même théorie arrivait à expliquer de telles perturbations en prévoyant quelque chose de particulièrement original, et qui se produit réellement, l’apparente défaite pouvait se transformer en éclatante victoire. C’est ce qui s’est passé lorsque, par le calcul, on est arrivé à prévoir l’existence d’une planète devant suivre une orbite bien précise, et que les observations ont été conformes aux prévisions. Toutefois, il est possible qu’un objet céleste, venu des fins fonds du cosmos, soit arrivé par hasard et se soit « calé », également par hasard, juste sur la même trajectoire que celle prévue, de manière que, « par chance », tout concorde avec la théorie newtonienne. Mais alors, et même si cela ne peut donner lieu à un calcul précis des probabilités, il semble évident que l’on aurait affaire à un événement « très hautement improbable ».

Autrement dit, une théorie est bien corroborée lorsqu’elle permet de prévoir efficacement des événements qui seraient très improbables si cette théorie était fausse ; ou encore : ce qu’il faut chercher à évaluer (même idéalement, sans espérer aboutir à une mesure numérique réelle), contrairement à ce que pensaient les inductivistes, ce n’est pas la probabilité de la théorie compte tenu de la vérité des faits, mais l’improbabilité des faits compte tenu de la fausseté de la théorie (c’est-à-dire si l’on devait faire l’hypothèse que la théorie est fausse).

Pour qu’une théorie soit bien corroborée, il faut donc que soient réalisées les conditions suivantes :

(a) La probabilité d’un événement prédit par la théorie, compte tenu du contexte seul (c’est-à-dire sans la théorie en question), doit être la plus faible possible.

(b) La probabilité de ce même événement, compte tenu de la théorie et du contexte, doit être la plus élevée possible.

            La différence (b) - (a) doit exprimer le soutien donné à la théorie testée par  l’expérience dans un contexte donné. En faisant intervenir au dénominateur un facteur de normalisation, Popper aboutit à la définition suivante de la corroboration[10] :

 

                                        

 

e est l’événement prédit, h l’hypothèse, et b le contexte. On obtient ainsi une grandeur idéalisée, qui doit être comprise entre –1 et +1, en pouvant prendre la valeur 0. Il est évident que la corroboration n’obéit pas elle-même aux lois du calcul des probabilités.

Dans le facteur de normalisation au dénominateur, considérons d’abord la probabilité logique p(eh|b) :

 

                p(eh|b) = p(e|b)p(h|b) ;  Ct(h|b) = 1 – p(h|b) => p(h|b) = 1 - Ct(h|b)

 

Le dénominateur peut donc s’écrire :

 

p(e|hb) – p(e|b)p(h|b) + p(e|b) = p(e|hb) - p(e|b)[1 - Ct(h|b)] + p(e|b) = p(e|hb) + Ct(h|b)p(e|b)

 

En reportant dans l’expression de la corroboration :

 

                                           

 

1°) Dans le cas où le contenu est le plus élevé possible (idéalement égal à 1) :

 

                                               

 

Si d’autre part la probabilité de l’événement dans le contexte donné, mais sans l’hypothèse h, est la plus faible possible, mais qu’au contraire elle est la plus élevée possible si on admet h, on aura à la fois : p(e|b)=0 et p(e|hb)=1. Si donc les trois conditions précédentes sont réunies, on obtient la corroboration maximale C(h,e,b)=1.

 

2°) Si la probabilité de l’événement prédit par l’hypothèse dans le contexte donné est la même, que l’on tienne compte ou non de l’hypothèse :

 

                                            p(e|hb) = p(e|b) => C(h,e,b) = 0.

 

Dans ce cas, l’expérience n’est pas corroborante.

 

3°) Si maintenant l’événement observé n’est pas celui attendu, il contredit l’hypothèse dans le contexte considéré : e est incompatible avec hb, et l’on a :

 

                                            p(e|hb) = 0 => C(h,e,b) = -1.

 

Donc la falsification de l’hypothèse correspond bien à une corroboration égale à –1.

 

 

Copyright © Frédéric Fabre, septembre 2005.



[1] Mario Bunge, Epistémologie, trad. Hélène Donadieu, Paris, Maloine, 1983, p. 18-19.

[2] Cf. Karl Popper, La logique de la découverte scientifique (LDS), 1934 (1959 pour la traduction anglaise), trad. Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, Paris, Payot, 1973, p. 262.

[3] Cf. Mario Bunge, op. cit., p. 19.

[4] Cf. Karl Popper, LDS, p. 275 note 2.

[5] Ibid., p. 407.

[6] Cf. Karl Popper, Le réalisme et la science, 1983, trad. Alain Boyer et Daniel Andler, Paris, Hermann, 1990, Ch. IV, p. 235 sqq. v. la définition p. 257.

[7] Cf. Karl Popper, LDS, p. 119.

[8] Ibid., p. 222 note 9.

[9] Cf. Mario Bunge, op. cit., p. 19.

[10] Le réalisme et la science, p. 257.