La psychanalyse peut-elle devenir une science ?

 

 

Le statut épistémologique de la psychanalyse

 

            Depuis le temps que cette question suscite des polémiques diverses, que pourrait-on dire qui ne l’a déjà été ? Entre ceux qui affirment avec force que la psychanalyse est le contraire d’une science (en se référant bien souvent à Popper), et les psychanalystes qui leur répondent que leurs critiques ne sont que les symptômes d’une « résistance », on assiste plus à des dialogues de sourds qu’à des débats critiques.

            Mais tout d’abord, d’après les psychanalystes eux-mêmes, qu’appelle-t-on « psychanalyse » ? C’est à la fois une discipline (scientifique ou non, même les psychanalystes ne sont pas tous d’accord entre eux sur ce point), une méthode de traitement des maladies mentales, une méthode d’investigation basée sur l’interprétation du discours, des rêves, des comportements, une théorie (la théorie psychanalytique), un ensemble de conceptions psychologiques globalisantes ayant pour objet la formation d’une discipline nouvelle,… et j’en oublie sûrement.

            Un premier problème se pose dès ce niveau : sans que cela doive servir de prétexte à dénigrer a priori le travail quotidien des psychanalystes, l’absence de délimitation terminologique précise permettant de circonscrire le statut de la psychanalyse elle-même, et des entités épistémiques qu’elle est censée subsumer, est sans doute déjà à la source de beaucoup de difficultés – même si de cette façon la psychanalyse peut s’enrichir d’autres disciplines et les informer à leur tour[1].

            Considérons par exemple la psychanalyse sous l’aspect « théorie psychanalytique ». Cette théorie est elle-même composée d’autres théories : par exemple, la théorie des névroses, la théorie des psychoses, l’anthropologie psychanalytique, etc. D’une manière générale, une théorie est réputée fausse si un de ses énoncés primitifs est invalidé par l’expérience. Mais dans le cas de la « théorie psychanalytique », ce sont les théories qui la composent (dans lesquelles il serait possible de reconnaître des énoncés primitifs, certains explicites et d’autres seulement implicites) qui jouent alors le même rôle que les énoncés primitifs d’une théorie scientifique. Si bien que les psychanalystes semblent croire que la réfutation d’une de leurs théories rendrait la « théorie psychanalytique », et donc la psychanalyse elle-même, purement et simplement fausse. Cette conception, épistémologiquement incorrecte (une théorie n’est pas une conjonction d’autres théories) conduit les psychanalystes, par une sorte d’instinct de conservation, à vouloir sauver à tout prix chaque théorie particulière comme si le sort de la psychanalyse en dépendait. Toutes les théories de la physique pourraient être fausses (ce qui est peut-être le cas ; d’ailleurs, certaines, pourtant toujours utilisées lorsqu’elles constituent une approximation suffisante, le sont de façon avérée), la physique n’en resterait pas moins une science.

            Cet aspect de la défense acharnée de chaque conception de la psychanalyse est intéressant, car il est une illustration originale du principe de transposition (ce qui est vrai en logique l’est aussi en psychologie, mais pas nécessairement l’inverse), principe allégrement transgressé (ou plutôt inversé) dans les sciences humaines en général : beaucoup de psychanalystes adoptent une attitude de rejet systématique des critiques, attitude qui est de fait irrationnelle puisqu’ils ne prennent pas la peine d’examiner les arguments de leurs interlocuteurs, non forcément pour des raisons originellement irrationnelles, mais pour des raisons illogiques ; plus précisément, en raison d’une conception épistémologique erronée relativement au concept même de théorie. Rien de plus facile alors que d’utiliser la psychanalyse elle-même pour trouver dans l’argumentation de ses détracteurs des symptômes qui, en expliquant leur origine, suffit à en montrer la fausseté.

            Retenons toutefois que 1°) cette attitude n’est tout de même plus aujourd’hui systématique chez les psychanalystes eux-mêmes, et 2°) on retrouve de toute façon la même attitude (souvent en pire) dans la plupart des autres « sciences » humaines. Il est essentiel de comprendre que ce type de réaction conditionne véritablement chaque discipline où elle est adoptée, tant du point de vue du contenu que du point de vue méthodologique : tout en semblant libérer (dans le cas présent) la psychanalyse de la contradiction, cette attitude consistant à faire de l’origine psychologique du discours un critère de vérité ou de fausseté emprisonne en fait la psychanalyse dans des schémas de pensée qui précisément la contraint à se structurer de manière à trouver des explications ad hoc. Autrement dit, il ne s'agit pas simplement de justifier une critique de la psychanalyse par sa situation actuelle ; il faut aussi reconnaître que les critiques formulées au cours de son développement ont en grande partie rétro-agit sur ce même développement, par l'intégration dans la théorie d'une explication des critiques formulées à son encontre. (Encore une fois, ce qui précède pourrait s’appliquer aux sciences humaines et aux idéologies en général : psychologie, structuralisme, marxisme, etc.…).

 

Progrès et apports externes en psychanalyse

 

            Cela ne signifie toutefois pas qu’aucun progrès ou évolution n’est possible. Par exemple, le passage du concept de trauma tel que décrit par Freud et Breuer dans les Etudes sur l’hystérie[2] à ceux de refoulement et de fantasme dans l’étiologie de l’hystérie en constitue un exemple. Notons également qu’il serait injuste (en fait, simplement faux) d’affirmer que la psychanalyse n’aurait progressé qu’ « en interne », en refusant les apports d’autres disciplines. Les emprunts et références à des domaines externes à la psychanalyse sont nombreux : outre les références à la psychiatrie classique (même s’il s’agissait de la dépasser), Freud s’est servi des travaux de différents ethnologues (notamment Frazer) dans Totem et tabou[3], à la Psychologie des foules de Gustave Le Bon[4] dans Psychologie collective et analyse du moi[5] (en faisant abstraction du rôle que le concept de « race » joue chez Le Bon pour y substituer la notion du « refoulé »[6]), à la philosophie (notamment Schopenhauer)[7], et évidemment à la biologie.

            On peut également vérifier que la psychanalyse s’est inscrite dans un courant de pensée plus vaste, même là où les références ne sont pas explicites. L’idée même d’un déterminisme comportemental sublimé par des principes moraux et religieux constitue le fonds de l’œuvre de Nietzsche, avec bien souvent des analyses qui, si elles sont exprimées évidemment dans un langage moins « médical » que celui de Freud, ont souvent permis de classer Nietzsche parmi les « précurseurs » de Freud. Les objectifs d’un philosophe (et même dans le cas présent, d’un philologue), s’ils ne sont pas ceux d’un thérapeute, peuvent effectivement parfois les recouper[8], d’autant que la psychanalyse comprend un volet anthropologique particulièrement développé. L’essentiel reste de toute façon de reconnaître que, influence directe ou non, la psychanalyse s’inscrit initialement dans un courant de pensée où, contrairement à ce que l’on a dit parfois, elle n’est pas historiquement isolée. Les analyses que Freud fait de la religion dans Malaise dans la civilisation[9], L’avenir d’une illusion[10], et Moïse et le monothéisme[11], dans la lignée de Totem et tabou, analyses qui le conduisent à voir dans la religion une névrose obsessionnelle collective, expriment sous forme de diagnostic médical des idées très proches de celles exprimées par Nietzsche, à condition de bien garder présent à l’esprit que rapprochement n’est pas transposition. Si par exemple, à la conscience de la Généalogie de la morale[12] semble bien correspondre le Surmoi freudien, Nietzsche substitue comme principe fondamental celui de la volonté de puissance au principe de la recherche du plaisir et de l ‘évitement du déplaisir[13] ; mais ici, l’essentiel n’est pas de retrouver une identité de vue dans les moindres détails, mais de reconnaître l’existence de convergences dans les approches utilisées. En l’occurrence, il est indéniable que Nietzsche anticipe la façon de poser certains problèmes en psychanalyse, même si les conclusions adoptées ne sont pas toujours compatibles ou de même nature que ce que l’on peut retrouver dans l’œuvre de Freud  (rappelons d’ailleurs que dans ce cas précis, dans les Essais de psychanalyse, Freud sera aussi amené à vouloir dépasser le principe de plaisir). En utilisant la terminologie de Michel Meyer[14], on pourrait exprimer la nature de la relation entre les approches nitzschéenne et freudienne en reconnaissant que les réponses problématologiques apportées par Freud et Nietzsche sont souvent très proches, voire dans certains cas identiques, mais que les réponses apocritiques peuvent diverger.

        On trouve de la même façon chez Michelet des analyses historiques qui constituent de réelles anticipations de l’appareil conceptuel de la psychanalyse : par exemple lorsque Michelet oppose ce qu’il appelle l’ « orgueil effréné du moi » gaulois  (plus proche du « Ça » de la seconde topique freudienne) au mysticisme et à l’idéalisme de la théologie allemande[15] (qui correspondrait cette fois au Surmoi.) Et l’analyse que Michelet fait de l’origine de l’Islam[16] est à rapprocher de celle que fait Nietzsche du christianisme, et plus encore de l’approche déterministe de la psychanalyse ; on y trouve en effet des anticipations explicites du mécanisme du refoulement, par exemple lorsqu’il écrit que « la chair maudite par cette religion superbe s’obstine à réclamer ; la matière proscrite revient sous une autre forme, et se venge avec la violence d’un exilé qui rentre en maître. »[17]

            Ces quelques exemples (qui sont loin de constituer une liste exhaustive) suffisent à montrer que rien ne destinait la psychanalyse à s’enfermer dans des écoles de pensée repliées sur elle-mêmes, où la relation de maître à disciple à l’intérieur de chacune d’elles, et les « querelles d’école » (par définition !) entre écoles de pensée différentes, ont depuis le début pris la place qui aurait du revenir de droit au débat critique. D’autre part, ces exemples montrent qu’une discipline (comme l’histoire ou la philosophie) n’a pas besoin de s’auto-proclamer « Science » pour prétendre légitimement contribuer au progrès des connaissances.

            Du point de vue conceptuel (si l’on veut, par reconstruction rationnelle), la psychanalyse peut être considérée comme dérivant de l’éthologie, et en constitue même un progrès sous certains aspects. Ainsi, il n’existait pas initialement de distinction entre instincts et pulsions en éthologie, comme en atteste la conception de l’inné chez Konrad Lorenz, pour qui « toute définition adéquate du comportement doit indiquer comme caractère constitutif son adaptation à une certaine fonction au service de la conservation de l’espèce »[18]. Or, dans le cas des espèces évoluées (et particulièrement l’espèce humaine), si les motions comportementales ayant pour objet la conservation de l’individu sont en principe innées, celles en rapport avec la conservation de l’espèce, même si elles supposent un « socle » biologique, relèvent essentiellement de l’acquis quant à leur développement et leur mode d’expression. La distinction entre instincts et pulsions, (apparemment ignorée de Konrad Lorenz, et de beaucoup d’autres éthologues) avait déjà été théorisée par Freud dans Pulsions et destin des pulsions :

 

J’ai proposé de distinguer deux groupes de ces pulsions originaires, celui des pulsions du moi ou d’auto-conservation et celui des pulsions sexuelles.[19]

 

            À l’expression « pulsions du moi » correspond le concept d’instinct, ayant pour fonction la conservation de l’individu, et les « pulsions sexuelles » font évidemment partie de ce que l’on appelle les « pulsions » en général, et qui relèvent en quelque sorte d’une « ruse de la nature » ayant pour objet la conservation de l’espèce (les différences terminologiques n’ont strictement aucune importance : ce qu’il faut retenir, c’est que cette distinction cruciale n’existe pas originellement en éthologie, et qu’elle est bien un acquis de la psychanalyse).

            D’autre part, les objectifs de la psychanalyse sont finalement très proches de ceux de l’éthologie (les deux disciplines pouvant être parfois réconciliées par certains auteurs, tel Boris Cyrulnik[20]), même si le domaine d’application de l’éthologie ne se limite pas au comportement humain, et si la psychanalyse conserve évidemment ses spécificités.

            Mais si la psychanalyse est bien originellement dans le prolongement de l’éthologie, pourquoi est-il si facile d’admettre que l’éthologie est une science et pas la psychanalyse ? Pourtant, on ne peut pas dire que l’éthologie soit organisée sous forme de théories structurées et délimitées comme la physique (selon l’image un peu idéalisée que l’on s’en fait généralement.) Ce n’est donc pas là que le problème se pose.

 

L’origine comme critère de vérité

 

            C’est bien en fait l’attitude des psychanalystes eux-mêmes (ou du moins de ceux qui se font le plus entendre), attitude érigée en méthodologie, qui est la cause du problème. Il faut revenir ici à ce que nous avons vu au début : faire de l’origine psychologique un critère de vérité (ou de fausseté), c’est tout perdre en voulant tout gagner. Si l’on intègre dans la théorie psychanalytique elle-même des éléments selon lesquels le fait même de contester tout ou partie de la psychanalyse est la preuve de sa vérité, on n’est plus dans un débat rationnel ; non parce que l’on aurait « vexé » son interlocuteur (on en voit de bien pires dans des disciplines réputées scientifiques), mais parce que l’on commet alors une faute logique (et non psychologique) d’autant plus grave qu’elle est, de par sa nature même, impossible à percevoir pour celui qui la commet, du moins tant qu’il reste à l’intérieur de son système de pensée.

            Cet aspect du problème avait été bien perçu par Wittgenstein, qui écrit (dans une lettre à Norman Malcolm) :

 

Il [Freud] insiste sans cesse sur ce fait que l’idée même de psychanalyse se heurte à de puissants obstacles, à la barrière des préjugés. Mais il ne nous a jamais parlé de l’attrait que pouvaient avoir ses conceptions pour ses lecteurs aussi bien que pour lui-même. Sans doute la résistance du préjugé contre la conscience de nos turpitudes peut être très forte, mais il peut arriver également que l’attrait de cette révélation soit plus forte que la répulsion.[21]

 

            Il ne s’agit pas ici de privilégier l’argument contraire à celui de Freud ; mais il faut bien comprendre qu’à partir du moment où l’on adopte un argument (par exemple celui de Freud), on peut tout aussi bien adopter l’autre. Autrement dit, il faut interpréter ce que dit Wittgenstein non en terme de fausseté au sens strict de l’argument de Freud, mais en terme d’indécidabilité, ce qui n’est pas la même chose.

            On pourrait bien sûr objecter que certains détracteurs de la psychanalyse n’y connaissent rien,  et dénigrent une science du fait même de leur ignorance. Ce genre de cas se présente effectivement assez souvent, mais alors on ne peut pas dire qu’ils dénigrent la psychanalyse, mais l’idée (fausse) qu’ils s’en font. Mais même s’ils en savent assez pour que leur inconscient perçoive un danger, cela ne prouve pas que la nature même de ce danger soit conforme à ce que prévoit le psychanalyste. De toute façon, par définition, une motivation est toujours irrationnelle, et l’on pourrait imaginer le cas où quelqu’un, pour des raisons originellement irrationnelles, serait suffisamment motivé pour trouver des arguments contre la psychanalyse, arguments qui eux seraient rationnels. En fait, dès lors que l’on cherche à faire  de l’origine psychologique un critère de vérité ou de fausseté, on se trouve confronté à ce genre de difficulté.

 

La dialectisation de la psychanalyse

 

            Que se passe-t-il en fait quand 1) on fait de l’origine psychologique un critère de vérité, et 2) quand d’une façon générale on intègre un critère de vérité d’une théorie dans la théorie elle-même ? Je ne peux ici qu’inviter le lecteur à se reporter au chapitre IV d’Emergence et représentation (ER), notamment la section 4.11 ; mais je vais tenter de donner ici le plus simplement possible les éléments de réponse permettant de se faire une idée de la nature réelle du problème.

            Tout d’abord, il faut préciser qu’on ne doit pas reprocher à un psychanalyste de chercher l’origine psychologique d’un comportement, d’une opinion, etc., puisqu’en l’occurrence c’est son métier… La question est de savoir si la détermination de l’origine psychologique peut être un critère de vérité logique, notamment dans le cas où le jugement dont on cherche à déterminer l’origine porte précisément sur la théorie considérée.

            Le premier problème qui se pose est que le psychanalyste admettra le postulat de départ d’après lequel tout jugement négatif à l’encontre de la psychanalyse non seulement ne peut qu’avoir une origine irrationnelle, mais ne peut être qu’intrinsèquement irrationnel (pour le psychanalyste, n’oublions pas que c’est la même chose) ; autrement dit, le psychanalyste considère que c’est à une théorie psychologique de déterminer a priori ce qui est logique ou non ; ce qui revient à dire que la psychologie précède logiquement la logique, ce qui est une contradiction dans les termes. Cette option méthodologique s’appelle le psychologisme (j’aborde les problèmes soulevés par le psychologisme dans la section 4.7 d’ER, notamment à propos du système de Piaget), dont il existe différentes variantes, comme le sociologisme.

            Le second problème, plus général, est de nature purement logique. Quand on intègre dans une théorie T un jugement relatif à la vérité ou à la fausseté de T, on construit une proposition qui ne porte pas sur ce qui devrait être le domaine d’application de T, mais seulement sur la théorie T elle-même ; et comme la signification de l’ensemble de la théorie en dépend, la dite théorie ne parle plus de telle ou telle partie du monde, mais seulement d’elle-même. La théorie T peut bien donner l’illusion de parler d’une réalité extérieure, elle ne fait que projeter sa propre image dans le monde : il s’agit d’une erreur de perspective logique. On a alors dialectisé la théorie (voir ch. IV d’ER, encore…). Même si la théorie T contenait au départ des éléments réellement utiles pour la compréhension du monde, la réinterprétation de la théorie induite par l’intégration dans la théorie elle-même de jugements portant sur sa propre vérité obère l’ensemble du système.

            Le plus extraordinaire est que la psychanalyse elle-même permet de reconnaître le caractère pathologique d’une mise en perspective du réel qui fonctionnerait de cette façon. Si l’on se réfère à l’usage que fait Freud du concept de projection (par exemple dans l’analyse du cas Schreber[22]), on pourrait dire qu’il y a bien ici projection à deux points de vue, qui méritent d’être détaillés. 

1°) La psychanalyse se projette elle-même dans le réel, et l’interprète uniquement en fonction de ses présupposés. Notons bien qu’il ne s’agit pas ici d’affirmer que cela soit une fatalité, une conséquence de l’approche freudienne. Au contraire, on doit admettre qu’il peut tout à fait exister en psychanalyse une démarche objective, où l’on procède par essais et erreur, sans préjuger si cela pourrait aboutir un jour à faire de la psychanalyse une véritable science empirique, au sens où elle satisferait sans ambiguïté aux exigences du critère de falsifiabilité. La psychanalyse devient pourtant une projection d’elle-même dans le réel, et rien d’autre, à partir du moment où elle intègre dans son appareil conceptuel l’idée qu’elle peut porter un jugement sur sa propre vérité à l’intérieur d’elle-même ; et ceci, rappelons-le, n’est pas une spécificité de la psychanalyse, mais concerne tout système de pensée où l’on procéderait de cette façon.

            Les critiques que Popper formule à l’encontre de la psychanalyse (critiques d’ailleurs très mesurées, puisque Popper reconnaît que la psychanalyse peut avoir dans certains cas un réel pouvoir explicatif) portent évidemment sur le problème de la falsifiabilité. Popper prend notamment l’exemple de deux interprétations différentes et incompatibles, l’une de Freud, l’autre d’Adler, à propos d’un même comportement[23]. Cet exemple permet de voir en quoi projeter une théorie dans le réel est une chose très différente que confronter une théorie au réel. Si l’on considère les deux interprétations, respectivement de Freud (F) et d’Adler (A) impliquant un même comportement C, chacun des deux auteurs commet le sophisme par affirmation du conséquent :

 

                                * [(F => C) & C] => F ;  *  [(A => C) & C] => A

 

            Ce sophisme constitue en fait la forme logique caractéristique des systèmes dialectiques (cf. ER, section 4.10). Les explications F ou A sont dans ces conditions l’une comme l’autre irréfutables par l’expérience ; il devient alors inévitable de s’enfermer dans des querelles d’école.

2°) Le second aspect de la projection montre en quelque sorte le caractère auto-destructeur que peut avoir la psychanalyse (comme tout système qui se dialectise) : on pourrait en effet toujours dire que le psychanalyste projette dans l’esprit de celui qui le critique sa propre irrationalité ; ce n’est pas moi qui suis irrationnel, puisque dans la théorie que j’utilise, par définition, c’est celui qui critique la théorie qui est irrationnel. On reste bien dans la définition classique de la projection, telle que décrite également dans le Laplanche et Pontalis : « l’usage freudien du terme de projection est (…) nettement orienté. Il s’agit toujours de rejeter au-dehors ce qu’on refuse de reconnaître en soi-même ou d’être soi-même »[24]. Que l’on se rassure : il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à dire que les psychanalystes sont paranoïaques, et dans le cas présent on peut être d’accord avec Freud lorsqu’il affirme que le mécanisme de projection peut se manifester dans différentes circonstances autres que la paranoïa[25] ; et notre objectif n'est d'ailleurs pas d'affirmer que ce mécanisme d'inversion et de projection serait en toute circonstance applicable au psychanalyste lui-même, mais de montrer le caractère auto-contradictoire (et donc auto-destructeur) d'un mode de pensée dialectisé. Il n’en reste pas moins que ces mécanismes de projection relèvent pour le moins d’une forme de « pathologie logique », et qu'ils « projettent » à leur tour (au sens cette fois le plus trivial du terme) la psychanalyse hors de la science.

 

Je livre tout de suite une astuce aux psychanalystes qui n’aimeraient pas cet article : ils peuvent puiser dans l’appareil conceptuel de la psychanalyse le concept de rationalisation ; par définition, toute tentative de critiquer rationnellement la psychanalyse cache quelque chose d’inconscient, constitue ce que Freud (reprenant un terme de Jones) appelle une « rationalisation », donc la critique est nécessairement fausse, sans que l’on ait besoin d’aller chercher des contre-arguments logiques.

 

Exercice – Tenant compte des paragraphes précédents, que répondriez-vous au psychanalyste ?

 

Solution : cette problématique est une variante du relativisme, mode de pensée dont le caractère auto-contradictoire a été mis en évidence notamment par Hilary Putnam :

 

La tentation consiste à tomber dans le piège de la conclusion qui veut que tout argument rationnel ne soit qu’une rationalisation, pour essayer ensuite de défendre rationnellement cette position. Si tous les arguments rationnels n’étaient que des rationalisations, alors non seulement cela n’aurait pas de sens d’essayer de défendre rationnellement un point de vue, mais aucun point de vue ne serait rationnellement défendable.[26]

 

            La question est de savoir si cette dialectisation de la psychanalyse est une fatalité. La réponse est certainement « non », puisque, contrairement par exemple au marxisme ou au système de Piaget, la psychanalyse n’a pas été initialement conçue comme un système dialectique (ce qui d’ailleurs, heureusement, n’était pas dans les compétences de Freud). Mais la psychanalyse s’est malheureusement organisée, structurée assez rapidement en intégrant des « stratagèmes conventionnalistes » qui l’ont dialectisée. Les psychanalystes se sont progressivement mis à faire de la dialectique comme M. Jourdain faisait de la prose, peut-être sous l’influence (inconsciente ?) d’un climat général, d’une époque où la pensée dialectique prenait de plus en plus d’importance. Il est en principe possible de corriger cette « dérive dialectique », puisque la psychanalyse, contrairement à la psychologie, n’a pas originellement vocation à être un système normatif, donc idéologique. Le problème est qu’une trop bonne adaptation socio-culturelle, une certaine hypostase du principe de réalité,  qui ont permis la captation de la psychanalyse par des disciplines normatives (comme la psychologie, la psychopédagogie, l’analyse transactionnelle, etc.), rendent aujourd’hui ce nécessaire renoncement au dogmatisme assez problématique. Sans compter que les psychanalystes devraient prendre un peu plus au sérieux les questions logiques et épistémologiques, et admettre que la psychanalyse n’a droit à aucune dérogation dans ce domaine : le rapport entre le réel et le formel étant lui-même formel (cf. ER, section 3.2.1), les conditions de scientificité d'un système empirique sont fondamentalement indépendantes du domaine d'application. 

            Si la psychanalyse de « dé-dialectisait », elle ne deviendrait peut-être pas une « science » au même titre que la physique, mais elle pourrait toujours, en tant que programme de recherches ou méthode d’investigation, apporter sa contribution au progrès des connaissances (ce qu’elle a déjà fait dans le passé). La question que nous avons posée au départ est finalement très secondaire : ce qui est important, ce n’est pas que la psychanalyse devienne une science (même si rien ne l’exclut), c’est que les psychanalystes se réveillent de leur sommeil dogmatique.

 

v. 1.1 - Copyright © Frédéric Fabre, novembre 2005 – avril 2006.

 

 

 



[1] Sur ce point, cf. Marthe Robert, Freud, in Histoire de la philosophie, vol. III, Encyclopédie de la Pléiade, ouvrage collectif sous la direction d’Yvon Belaval, Paris, Gallimard, 1974, p.553.

[2] Sigmund Freud et Joseph Breuer, Etudes sur l’hystérie, 1895, trad. Anne Berman, Paris, PUF, 1985.

[3] S. Freud, Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1975.

[4] Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895, Paris, PUF, 1988.

[5] S. Freud, in Essais de psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1975, p. 83 sqq.

[6] Ibid, p. 89 note 2.

[7] Sur ce point : cf. Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, 1976.

[8] Cf. Paul-Laurent Assoun, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980.

[9] S. Freud, Malaise dans la civilisation, 1929, trad. Ch. Et J. Odier, Paris, PUF, 1971.

[10] S. Freud, L’avenir d’une illusion, 1948, trad. Marie Bonaparte, Paris, PUF, 1971.

[11] S. Freud, Moïse et le monothéisme, 1939, trad. Anne Berman, Paris, Gallimard, 1948.

[12] Cf. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, 1887, trad. Henri Albert, Paris, Gallimard, 1964, p. 80.

[13] Cf. F. Nietzsche, La volonté de puissance, 1903, trad. Henri Albert, Paris, Libraire Générale Française, 1991, p. 348.

[14] Cf. Michel Meyer, Découverte et justification en science, Paris, Klincksieck, 1979.

[15] Cf. Jules Michelet, Histoire de France, Le Moyen Age, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 93.

[16] Ibid., p. 256 sqq.

[17] Ibid., p. 258.

[18] Konrad Lorenz, L’homme dans le fleuve du vivant, 1978, trad. Jeanne Etoré, Paris, Flammarion, 1981, p. 135.

[19] S. Freud, Pulsions et destin des pulsions, in Metapsychologie, 1940, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1976, p. 21.

[20] Cf. Boris Cyrulnik, Mémoire de singe et paroles d’homme, Paris, Hachette, 1983.

[21] Cf. Norman Malcolm, Ludwig Wittgenstein, in Le cahier bleu et le cahier brun, 1958, trad. Guy Durand, Paris, Gallimard, 1965, p. 357.

[22] Cf. S. Freud, Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le cas Schreber), in Cinq psychanalyses, 1911, trad. Marie Bonaparte et Rudolph M. Loewenstein, Paris, PUF, 1975, p. 263 sqq.

[23] Cf. Karl Popper, Le réalisme et la science, 1983, trad. Alain Boyer et Daniel Andler, Paris, Hermann, 1990, p. 186.

[24] J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 349.

[25] Le cas Schreber, p. 311.

[26] Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, 1981, trad. Abel Gerschenfeld, Paris, Editions de Minuit, 1984, p. 182.