L’internalisation du principe de correspondance

 

 

Le principe de correspondance est aujourd’hui considéré comme un des principes constitutifs fondamentaux de l’épistémologie. C’est le mérite d’Elie Zahar d’avoir mis en évidence l’importance de ce principe et, se basant sur les écrits de Poincaré, d’en avoir examiné les fondements conceptuels et les conséquences en termes de progrès théorique. Dans Emergence et représentation (ER), j’ai abordé ce principe dans ses relations avec le concept de représentation des théories (section 2.4). Mais, afin d’éviter d’être trop « hors sujet », j’avais laissé de côté certains aspects de ce principe. Ce sont ces aspects que je vais aborder dans cet article, en me servant d’exemples empruntés à la relativité (restreinte et générale).

 

Le principe de correspondance selon Henri Poincaré et Elie Zahar

 

            Le passage auquel Elie Zahar se réfère généralement est extrait du chapitre VI des Dernières pensées, où Poincaré expose ses conceptions sur les relations entre l’expérience et certains principes de physique théorique. Dans le passage en question, Poincaré s’interroge sur les conditions de validité du second principe de la thermodynamique, et exprime notamment le fait que la validité de ce principe, qui suppose un « équilibre statistique véritable », est une conséquence de l’universalité des équations de Hamilton dans leur application aux lois générales de la dynamique :

 

Ces conceptions avaient jusqu’ici toujours été confirmées par l’expérience, et les vérifications sont aujourd’hui assez nombreuses pour qu’on ne puisse les attribuer au hasard. Il faudra donc, si de nouvelles expériences mettent des exceptions en évidence, non pas abandonner la théorie, mais la modifier, l’élargir de façon à lui permettre d’embrasser les faits nouveaux. [1]

 

Reprenons maintenant la formulation donnée par Elie Zahar, fondée explicitement sur cette citation de Poincaré (c’est cette formulation que j’avais reprise dans ER pour aborder la relation entre correspondance et représentation) :

 

Si une ancienne hypothèse H s’est avérée uniformément commode dans tout un domaine D, ce ne peut pas être l’effet du hasard : H doit révéler des rapports qui sont vrais, et qui devraient donc réapparaître, peut-être sous une forme légèrement modifiée, dans la nouvelle théorie T. Celle-ci doit donc tendre vers l’ancienne hypothèse H, dès que certains paramètres, en tendant vers zéro, nous ramènent au domaine D.[2]

 

Un aspect du conventionnalisme de Poincaré est en fait « évacué » par Elie Zahar. En effet, Poincaré considère que l’on peut « modifier », « élargir » une théorie sans la réfuter (alors qu’Elie Zahar parle bien du passage d’une théorie à une autre, ce qui signifie que la première a bien été réfutée.) C’est précisément à l’encontre de cette formulation que Popper avait énoncé ce qu’il avait appelé sa « première thèse contre le conventionnalisme », le principe de clôture du système :

 

Le système des principes d’une « théorie empirique » est clos, c’est-à-dire que l’introduction d’un nouveau principe théorique (qui ne peut pas être déduit du système des principes) équivaut à une falsification du système théorique.[3]

 

Sans l’idéalisation opérée par Elie Zahar du principe de correspondance, celui-ci ne pourrait, par définition, être utilisé dans le cadre d’une analyse des relations inter-théoriques (dans ER, section 2.5, j’avais d’ailleurs utilisé l’expression « principe de Poincaré-Zahar » à propos de cette idéalisation.)

 

La formalisation du principe de correspondance

 

            Une condition logique fondamentale de la validité du principe de correspondance, est que l’on puisse reconnaître dans la nouvelle théorie des concepts dont l’expression mathématique permet de retrouver des relations inférentielles de même nature dans l’une et l’autre théorie.

Pour illustrer le principe de correspondance, Elie Zahar choisit notamment le cas de la reformulation par Planck de la loi relativiste du mouvement[4]. Cet exemple est en effet très représentatif de cette nécessité d’une homologie inférentielle, puisqu’en l’occurrence, en relativité restreinte comme en physique newtonienne, on admet que la force est égale à la dérivée de la quantité de mouvement par rapport au temps :

 

.

 

 

 

 

 

On peut donc exprimer la loi relativiste du mouvement par :

 

 

l0 étant négligeable en physique newtonienne, on peut écrire :

 

,

 

donc la loi  de la physique classique constitue bien un cas limite de la relativité restreinte. Il serait facile de trouver d’autres exemples du même type reliant différentes lois en physique classique et relativité, ou d’une façon générale entre deux théories dont l’une constitue un progrès par rapport à l’autre.

Pour résumer, Elie Zahar exprime la règle générale qui sous-tend l’exemple précédent de la façon suivante : soient Y(x) et j(x, l0) respectivement l’ancienne et la nouvelle hypothèse théorique. Une relation de cas général à cas limite entre ces deux lois, telle que

 

 

permet de reconnaître 1°) que la structure de l’ancienne hypothèse est en partie préservée dans la nouvelle, et 2°) que la transition menant de l’une à l’autre est « quasi ampliative » (sur ce point, v. également ER, section 2.7).

 

La correspondance interne

 

On remarquera que ce principe de correspondance concerne des théories différentes, puisque une relation sous-tendue par ce principe suppose une hiérarchie des niveaux d’universalité, se traduisant sur le plan empirique par l’existence d’une relation d’inclusion de classe de falsificateurs virtuels[5] entre les théories considérées. Toutefois, on applique bien souvent ce principe selon une perspective différente, comme un principe régulateur non plus inter-théorique mais intra-théorique, permettant de simplifier la présentation des conséquences empiriques d’une théorie nouvelle, et de se rapprocher des conditions effectives (et non seulement principielles) de la possibilité de réfuter ou de corroborer la théorie considérée. Cette utilisation intra-théorique du principe de correspondance est évidemment sans rapport avec la formulation initiale de Poincaré, puisqu’il s’agit ici non d’une reformulation d’une théorie mais de l’utilisation d’un cas limite à l’intérieur de la théorie. 

 

L’exemple de la relativité générale

 

Je prendrais comme exemple ce théorème de relativité générale d’après lequel le temps propre s’écoule plus lentement dans un champ de gravitation (théorème dont une conséquence expérimentale est l’effet Einstein)[6]. Je ne reprendrais évidemment pas tout le détail de la démonstration, mais j’en baliserais les étapes permettant d’exemplifier l’utilisation intra-théorique du principe de correspondance. Dans le cas présent, il s’agit d’ailleurs d’une démonstration qui ne pose aucune difficulté mathématique.

On commence par effectuer le développement binomial du lagrangien d’une particule libre (pour une vitesse faible par rapport à celle de la lumière), puis on rajoute le terme correspondant au potentiel de gravitation classique f. Partant du lagrangien L, on obtient l’expression de l’action S de la particule :

 

  

On remarquera qu’une correspondance est établie 1°) au niveau cinématique, par le développement binomial basé sur l’hypothèse d’une vitesse v suffisamment faible par rapport à celle de la lumière ; 2°) au niveau dynamique, en rajoutant une expression non relativiste du potentiel de gravitation (en supposant que l’on a affaire à un champ faible) à l’expression du lagrangien en relativité restreinte, théorie qui précisément n’est pas une théorie de la gravitation.

C’est seulement ensuite que l’on introduit l’hypothèse selon laquelle le champ de gravitation se traduit par une courbure de l’espace-temps, dont la formalisation relève d’une métrique riemannienne . En tenant compte de la correspondance interne, selon laquelle on a toujours v<<c, on obtient pour le terme temporel goo :

 

     (2)

 

(Il ne s’agit pas d’une nouvelle correspondance interne, puisqu’on se contente ici de tenir compte de la même hypothèse cinématique que précédemment.)

            L’étape suivante consiste, en considérant deux événements ayant lieu en un même point de l’espace, à établir la relation entre les différentielles des temps propre et coordonnée en fonction du terme temporel goo. Puis, tenant compte de la valeur du potentiel de gravitation classique utilisé (correspondance avec la physique classique du fait que le champ est supposé faible), soit

 

 

G est la constante de gravitation et M la masse produisant le champ, on considère dans (2) que, en vertu de cette même correspondance interne, on peut effectuer un développement binomial limité :

 

     (3)

 

dt0 est la différentielle de temps propre, et dt la différentielle de temps-coordonnée, telle que (la confusion entre les rôles respectifs de l’un et de l’autre temps est une source classique d’erreurs[7]). On aboutit ainsi à la conclusion selon laquelle, pour un référentiel donné, le temps s’écoule plus lentement dans un champ de gravitation (une horloge dans un champ de gravitation « retarde »).

 


Conséquences problématiques

 

            L’utilisation des ces différentes correspondances internes (ou même simplement d’occurrences différentes d’une même correspondance) n’est pas sans poser de problème. En effet, qu’est-ce qui nous permet d’admettre que les tests que l’on pourrait effectuer, tenant compte de ces simplifications, resteraient potentiellement corroborants ? On pourrait même émettre une objection plus radicale : lorsqu’on effectue une simplification, que l’on élimine ainsi des termes, est ce que l’on met bien à l’épreuve la théorie T que l’on prétend tester ? Ne testerait-on pas plutôt une autre théorie (qu’elle ait été explicitée ou non) ? Une telle théorie pourrait, pour un domaine particulier, permettre les mêmes prédictions que T, en n’en étant qu’un cas limite, c’est-à-dire être intermédiaire entre la théorie relevant de l’ancien paradigme et T.

            Supposons que l’on puisse proposer une telle théorie intermédiaire, dont les prédictions pour une expérience ou une observation donnée seraient équivalentes à celles de la théorie T, lorsqu’on y intègre, compte tenu des conditions initiales et de la précision des instruments de mesure, les simplifications correspondantes. On se trouverait alors dans une situation où le degré de corroboration de T en serait objectivement affaibli. En effet, si l’on considère la définition popperienne de la corroboration[8] (v. le premier article de cette rubrique) :

 

 

e est l’événement prédit par l’hypothèse h dans le contexte b des connaissances, on doit admettre que la probabilité conditionnelle p(e|b) est d’autant plus élevée que le contexte des connaissances b externe à la théorie T comprend plus de théories concurrentes crédibles, ce qui diminue corrélativement le degré de corroboration de T.

            Dans le cas de la relativité générale, les astrophysiciens ont bien été conscients de cette difficulté. Les tests classiques de la relativité générale (décalage des raies spectrales vers le rouge, déplacement du périhélie, déviation des rayons lumineux) sont tous basés sur des simplifications, des cas limite à l’intérieur de la théorie, i.e. sur des correspondances internes. Selon M.-A. Tonnelat et S. Mavridès, l’introduction de ces « hypothèses simplificatrices » est bien susceptible d’affecter le degré de corroboration de la théorie :

 

Il est évident qu’une vérification portera finalement sur des équations qui comporteront d’autant plus de données extranewtoniennes (…) rattachées directement à la structure de l’univers que le nombre de conditions introduites a priori sera plus petit.[9]

 

Toutefois, plusieurs éléments permettent à leur tour de pondérer la portée des objections (légitimes) que l’on pourrait formuler à l’encontre de telles « correspondances internes ». Tout d’abord, la multiplicité des domaines où les tests peuvent être réalisés crédibilise une théorie qui les recouvre tous. En effet, il faudrait dans la plupart des cas des théories distinctes, relevant de problématiques non reliées entre elles, pour expliquer les résultats de tests différents, si l’on devait écarter la théorie T au profit de théories particulières. Chacune de ces théories ferait ainsi intervenir ses propres paramètres. Sur ce point, à propos de la relativité générale, Edgar Elbaz écrit :

 

Ainsi, d’une façon générale, toutes ces observations confirment la théorie de la relativité générale d’Einstein, mais n’infirment pas toujours les théories concurrentes, simplement parce que celles-ci, ayant plus de paramètres libres, peuvent toujours s’ajuster aux observations. Il n’en reste pas moins que la plus simple des théories qui reste en accord avec toutes les observations est bien celle de la relativité générale.[10]

 

            Il faut en effet se méfier de l’utilisation du terme « simplicité » à propos des théories. Une théorie peut nous paraître plus simple qu’une autre, parce qu’elle sera plus facile à comprendre et que ses équations seront plus aisées à manipuler. Pour autant, elle ne sera pas nécessairement plus simple d’un point de vue logique ou épistémologique, si elle fait intervenir des hypothèses supplémentaires, ou si elle recouvre un domaine plus restreint (notamment si elle ne sert à expliquer qu’un seul type de phénomènes). C’est le sens de l’argument développé par Einstein et Infeld, qui vont jusqu’à considérer que même s’il n’existait pas de nouvelle observation en faveur de la relativité générale, celle-ci serait préférable à la théorie newtonienne, du fait de son plus haut degré de généralité.[11] Popper a ainsi relié le concept de simplicité compris dans ce sens à la notion de hiérarchie des niveaux d’universalité, en expliquant qu’ « un énoncé plus universel peut prendre la place de plusieurs énoncés moins universels et, pour cette raison a souvent été qualifié de plus simple. »[12]

 

            En conclusion, s’il n’existe donc pas d’argument logique décisif permettant de justifier a priori l’utilisation de telles simplifications, celles-ci peuvent cependant être admises d’un point de vue méthodologique, sous les conditions suivantes :

 

1°) Les hypothèses simplificatrices doivent relever de correspondances internes qui, si elles constituent par définition des cas limite par rapport à la théorie T, doivent rester significativement ampliatives relativement à l’ancien paradigme.

 

2°) Les hypothèses simplificatrices doivent permettre une meilleure testabilité effective de la théorie T (dans certains cas, la découverte d’une solution analytique débouchant sur la prédictibilité de phénomènes observables n’est envisageable que sous la condition de l’utilisation de telles simplifications).

 

3°) Il est nécessaire, autant que possible, de mettre en évidence plusieurs prédictions subsumées par la théorie T qui, autrement, devraient relever de théories intermédiaires distinctes.

 

            On peut constater que ces conditions sont seulement méthodologiques et pragmatiques, et ne sont pas véritablement normatives. Notamment, elles ne sauraient justifier a priori que l’on s’interdise d’explorer des solutions relevant de théories intermédiaires : il s’agit seulement de légitimer une méthodologie sous certaines conditions, non de justifier des théories.

 

 

v. 1.03 - Copyright © Frédéric Fabre, juillet 2006.



[1] Cf. Henri Poincaré, Dernières pensées, Paris, Ernest Flammarion, 1913, p. 170.

[2] Cf. Elie Zahar, La relativité d’après Henri Poincaré, IREM Paris Nord, collection Philosophie-Mathématiques, n° 34, Séminaire de Philosophie et Mathématiques de l’Ecole Normale Supérieure, séance du 21 novembre 1983, p. 13-14 ; Poincaré et la relativité, in Karl Popper, science et philosophie, collectif sous la direction de Renée Bouveresse et Hervé Barreau, Paris, Vrin, 1991, p. 136.

[3] Karl Popper, Les deux problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance, 1930-1933, trad. Christian Bonnet, Paris, Hermann, 1999, p. 396.

[4] Cf. Elie Zahar, Essai d’épistémologie réaliste, Paris, Vrin, 2000, p. 23-24.

[5] Cf. Karl Popper, La logique de la découverte scientifique (LDS), 1959, trad. Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, Paris, Payot, 1973, Ch. VI, p. 112 sqq.

[6] Cf. Jean-Claude Boudenot, Electromagnétisme et gravitation relativiste, Paris, Ellipses, 1989, p. 143-145.

[7] Cf. Jean Eisenstaedt, Einstein et la relativité générale, Paris, CNRS Editions, 2002, p. 182-189.

[8] Cf. Karl Popper, Le réalisme et la science, 1983, trad. Alain Boyer et Daniel Andler, Paris, Hermann, 1990, ch. IV, p. 235 sqq.

[9] M.-A.Tonnelat et S. Mavridès, Relativité générale et théories cosmologiques, in Astronomie, Encyclopédie de la Pléiade, ouvrage collectif sous la direction d’Evry Schatzman, Paris, Gallimard, 1962, p. 1345.

[10] Edgar Elbaz, Relativité générale et gravitation, Paris, Ellipses, 1986, p. 324.

[11] Cf. Albert Einstein et Léopold Infeld, L’évolution des idées en physique, trad. Maurice Solovine, Paris, Payot, 1974, p. 225.

[12] Karl Popper, LDS, p. 142.